Publié le 14 avril 2023

J’ai pensé poursuivre sur le sujet de la vulnérabilité amené par Katya et les Chorégraphes Anonymes dans la dernière parution.

En premier lieu, avant de parler de vulnérabilité dans un sens positif, je tiens à préciser que je ne mélange absolument pas ce terme avec le mot précarité.

La fragilité des idées dans un processus créatif

J’ai toujours été attiré par ce qui n’est pas simple pour moi. Soit j’aime les défis, soit je me fatigue rapidement de ce que je comprends, mais je me rends compte que j’ai tendance à me lancer vers ce que je ne comprends pas exactement, vers des espaces inconnus. Cela explique peut-être pourquoi j’aime autant la création. Par essence, le processus créatif est à propos de ne pas savoir exactement ce qui va arriver, et donc de ne pas être totalement en contrôle.

D’une certaine manière, je ne crois pas qu’on puisse échouer dans un processus créatif, parce qu’un peu comme dans une expérience scientifique, la réponse au processus peut être que la première idée, la première hypothèse, n’était pas adéquate. Et cela n’invaliderait pas le processus, l’essai ou la tentative. Laisser tomber une idée serait seulement une réponse, une conclusion, qui peut aider à préciser une intention plus large, à préciser ce qui serait juste ou sonnerait juste.

Mais pour se risquer à tester une hypothèse, il faut y croire suffisamment pour y penser, pour y mettre du temps, pour essayer de la réaliser, même si ce n’est que pour prendre 3 secondes à imaginer où cette idée peut nous mener. Si ces idées ou hypothèses sont rejetées, ce n’est pas nécessairement parce qu’elles sont mauvaises. Mais elles ont échoué à quelque chose, elles n’ont pas convaincu dans le moment, ne se sont pas avérées assez claires, ou faisables. Elles ne seront pas élues, poursuivies.

Avec le temps passé dans ce laboratoire de création, quelque chose émerge, quelque chose comme une conversation de plus en plus claire autour de ce qui nous semble pertinent. Le processus pour clarifier tout ça n’est pas linéaire, et cette émergence est un moment fragile dans le processus.

À ce moment-là, je me sens personnellement fragile et vulnérable parce que j’essaie d’expliquer ce qui me semble juste en même temps que je l’expérimente et que je le ressens. J’essaie aussi d’expliquer mes hypothèses, tout en étant parfaitement conscient que je les mets à jour à chaque seconde. Pour les collaborat·eurs·rices, il s’agit également d’un moment fragile puisqu’iels vont suggérer des avenues à prendre, sans être certain·e·s de comprendre ce que je déblatère, tout en sachant pertinemment que ce que nous cherchons se transforme constamment.

La fragilité qui se trouve là est précieuse, si nous sommes d’accord avec l’idée de ne pas encore savoir, mais de vouloir savoir. D’une certaine manière, être certain qu’il n’y a aucune manière d’avoir la réponse exacte est un beau luxe dont il faut savoir profiter.

En arts vivants on peut se dire qu’il est toujours temps de changer d’idée, mais à mesure que nos hypothèses s’affirment, il est possible de se concentrer sur la prochaine conversation, la prochaine décision. Ces moments fragiles coexistent toujours, à différentes étapes de leurs développements respectifs.

La vulnérabilité d’être sur scène

J’ai passé pas mal de temps sur et autour de la scène et une chose que j’ai apprise est que la vulnérabilité peut y jouer un rôle de puissant connecteur. Tant qu’on sait en prendre soin.

Lorsque je terminais la création de Fear and Greed, mon unique pièce solo, j’avais la chance d’être entouré et supporté par une équipe d’yeux extérieurs/dramaturges/assistant·e·s artistiques.

Alors qu’on s’approchait de la première, j’ai commencé à vouloir être bon, dans le sens de vouloir bien danser, et ça me faisait agir différemment. Je prenais moins de risques, j’étais sensible à chaque silence, à chaque hésitation, qui me semblaient toujours de trop. Je pense que j’étais en train de perdre une partie du sens et du cœur de la pièce, qui était de me laisser être visible dans un moment d’indécision, de recherche.

L’équipe a senti que je cherchais à avoir l’air plus confiant, plus en contrôle, et n’allait pas me laisser aller par là.

Je me rappelle même avoir dit textuellement : « En d’autres mots, vous me demandez d’être plus vulnérable? ».

Avec cette question, j’exprimais que je me sentais déjà assez vulnérable de danser ma propre pièce solo, pleine d’improvisation, où je suis le chanteur du band en même temps que je danse fort (ce qui fait que je chante en étant toujours à bout de souffle), mais surtout en train de danser la pièce dont je suis responsable, dont je suis l’auteur, et que je sentais assez de pression comme ça.

Ce fut une belle expérience d’apprentissage, que de n’avoir aucune autre alternative que d’écouter l’équipe, qui à ce moment précis voyait la pièce plus clairement que moi.

Cela m’a même aidé à laisser de côté les autres aspects de ma vulnérabilité dans ce projet. Ça m’a rendu occupé à accepter le défi de la partition plutôt qu’occupé à stresser sur la production au complet.

Cette pièce continue d’évoluer, et je continue de me demander combien d’indécision et d’indéfini elle a besoin pour que tout le monde se sente vraiment ici et maintenant, qu’on sente qu’il y a toujours quelque chose en jeu. Avec le temps, nous avons trouvé des moments où il était plus judicieux de me laisser chercher en direct. De cette manière, nous nous assurons de laisser une part de risque, quelque chose à trouver à chaque fois.

Il faut sans doute savoir laisser à la pièce sa part nécessaire de fragilité. Dans cette hypothèse, ce qu’on perd en certitudes et en assurance nous serait rendu par la sensation de faire partie de la création.

– Frédérick Gravel


*Merci à Katya Montaignac pour la révision et les suggestions.

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